Devoir de réserve et devoir d’expression.
Le colonel Legrier, chef de corps du 68ème Régiment d’Artillerie d’Afrique, a écrit un article, particulièrement argumenté sur le bilan des opérations menées contre Daesh. Il n’y fait aucune attaque ad hominem à l’encontre de quiconque. il constate, dans son développement, publié initialement par la très sérieuse Revue de la Défense Nationale, que les Occidentaux n’ont sans doute pas gagné la guerre. Le texte a ensuite été retiré, amenant le directeur de ce périodique à s’excuser pour l’avoir diffusé. Preuve notable du poids du politique dans le contrôle de l’expression des militaires.
Pour résumer la pensée de l’auteur, les Occidentaux ont perdu parce qu’ils ne savent plus faire la guerre. Ils se masquent derrière leur technologie, ravageant les infrastructures et faisant prendre le minimum de risques à leurs soldats. Ils s’aliènent les populations au lieu de les séduire. C’est une réalité. Aucun militaire français ne peut contester cette analyse marquée par l’observation précise de quelqu’un qui se trouve être un des responsables de l’opération Chamal sur le terrain. Or le ministère des Armées vient de menacer cet officier de sanctions pour s’être affranchi de l’autorisation de publier et de ne pas avoir respecté le devoir de réserve. L’affaire rappelle la condamnation du général Vincent Desportes qui, en juillet 2010, à la suite d’un entretien publié dans Le Monde sur la stratégie américaine en Afghanistan, a été sanctionné sur ordre du ministre de la Défense et a du démissionner. Ou, toute chose égale par ailleurs, au limogeage du général de Villiers, ancien chef d’état-major des Armées.
Le soldat, par la mission, qui est la sienne, peut être amené à exercer la violence d’État pour le bien et la sécurité de ses concitoyens et du pays. Il doit, en conséquence, se plier à des règles de discipline rigoureuses. Il les accepte en revêtant l’uniforme. Elles sont consenties. Elles s’appliquent à son comportement, et à son expression publique. Il n’y a là rien d’anormal. Je note que d’autres fonctionnaires doivent aussi se soumettre à cette nécessaire réserve. L’État est l’expression organisée de toute la Nation. Ses fonctionnaires, de tous statuts, s’obligent à servir l’ensemble de notre collectivité nationale. Aussi, afficher ses options politiques ou philosophiques, dans le cadre de ses activités, serait prendre le risque de diviser l’État et de ne plus se comporter en serviteur de la Nation toute entière.
Or, dans le cas d’espèce, le colonel Legrier n’a aucunement dérogé à ces principes. Il s’est exprimé en professionnel. Il n’a aucunement pris une position partisane et n’est donc pas sorti de son devoir. À l’évidence nous sommes confrontés à une appréciation subjective de la notion d’obligation de réserve par le politique, en l’occurence la ministre des Armées.
Sur le fond. Le colonel Legrier, est compétent. Il est impliqué dans une opération internationale où il assure des responsabilités importantes. il a pu observer la façon d’agir de la coalition et en tirer des enseignements. Ce qu’il écrit est le fruit d’une vision claire et argumentée qui peut contribuer à une réflexion géopolitique. Ses qualités sont incontestables.
Sur la méthode de diffusion. Ce document n’est pas un compte-rendu de fin de mission, mais bien une réflexion d’un officier, destinée surtout – si je ne me trompe pas – au périodique précité, accueillant les analyses les plus pertinentes de tous ceux qui réfléchissent à la Sécurité de la Nation. L’attitude de la ministre à l’égard de cet officier montre une volonté de brider l’expression des militaires, en la limitant au milieu hiérarchique. C’est difficile à accepter. En effet, les réflexions, en espace confiné, décantées par les strates hiérarchiques, si elles sont prises en considération, parviennent souvent très édulcorées, au sommet de la hiérarchie. Par ailleurs, les états-majors, dans leurs différentes composantes, gardent, pour les chefs, le résultat de leurs travaux. Ils travaillent sur ordre. Souvent leurs conclusions ou propositions s’arrêtent là…Aussi que les personnes compétentes puissent se saisir d’un sujet et diffuser leur pensée, hors du milieu hiérarchique, donc sans engager les Armées, dans le respect de ce qui est une déontologie professionnelle, m’apparaît essentiel pour le progrès de l’institution et son image.
Sur les raisons de l’attitude du politique. Il est évident que les responsables militaires français possèdent un savoir approfondi des mouvements géopolitiques. Depuis plus d’un siècle nos armées sont directement impliquées dans les crises qui secouent le monde. Elles ont acquis une riche culture, largement diffusée en leur sein, enrichie de génération en génération, enseignée dans les écoles, à laquelle s’ajoute, en général, une connaissance de l’histoire de notre pays. N’ayant pas, pour la plupart, les mêmes connaissances et compétences, certains hommes et femmes politiques, le sachant, se méfient du soldat de peur de le voir se substituer à eux dans des domaines sensibles. Ils « civilianisent » le ministère, tentent de limiter le rôle des chefs d’état-major au « coeur de métier » et surtout veillent à ce que le militaire se taise ou se cantonne, devant la presse, à la relation technique des exercices ou opérations. Ce phénomène a tendance à s’amplifier avec l’arrivée dans les hautes sphères, de jeunes responsables n’ayant pas fait leur service militaire, portant sur la Défense un regard souvent condescendant et dénué de toute compréhension de l’utilité des Armées dans un environnement dans lequel l’internationalisme, la finance et les échanges commerciaux leur semblent prévaloir. Nous sommes confrontés à un phénomène de caste, où un groupe social se considère comme omniscient et absorbe des responsabilités pour lesquelles ses membres ne sont pas nécessairement les mieux formés.
Pourtant, sans remonter bien loin, ce sont les Armées et leurs chefs qui ont fait l’histoire récente de la France. Pendant la Première Guerre mondiale, Joffre a dirigé, de fait, la France jusqu’à la victoire de la Marne et Foch a conçu, en accord avec Clémenceau les clauses de l’armistice du 11 novembre. Les militaires se sont toujours exprimés. Ils l’ont toujours fait pour servir le pays. Sous la Troisième République, les ministres des Armées étaient des officiers-généraux ou d’anciens combattants…Pendant la dernière guerre mondiale, nous avions un général à Londres et un Maréchal à Vichy…par la suite des généraux et amiraux ont gouverné nos colonies, et la Vème République, que ces hommes et femmes politiques ne contestent pas, a bien été conçue par un officier, le général de Gaulle. Et même lors du putsch d’Alger, qu’aurait fait le pouvoir politique si la majorité de l’Armée n’était pas restée fidèle à l’autorité civile? Le général Bigeard a été le dernier officier investi de fonctions ministérielles. Depuis lors, les chefs de nos armées sont exclus de la direction du pays et leur parole est étouffée.
Faire taire le soldat est une aberration. C’est la preuve d’une crainte injustifiée, avec pour effet de priver l’État des éminentes qualités de serviteurs, disposés à offrir davantage que leur vie à leur pays, leur réflexion. Pire qu’une aberration, c’est une forme de mépris pour une institution dont dépendent la sécurité et l’indépendance de la France.
Henri ROURE
Secrétaire national à la défense