L’élection du président de la République au suffrage universel direct, organisée pour la première fois les 5 et 19 décembre 1965, a profondément modifié l’équilibre institutionnel de la Ve République et s’apparente en réalité à une véritable refondation du régime. Elle rompt avec le compromis opéré en 1958, entre le général De Gaulle et les formations politiques de la IVe République, dont le CNIP, en tranchant en faveur d’une lecture présidentialiste des institutions. Cette élection, non prévue initialement dans la Constitution du 4 octobre 1958, a fait l’objet d’une réforme par référendum, projet adopté par les Français avec 62 % des suffrages exprimés, malgré l’abstention de près d’un quart de la population. Au total, nonobstant la mise en avant du président-général en faveur de la réforme du mode de scrutin, un peu plus de 13 millions de Français approuvèrent cette proposition présidentielle emblématique sur un total de plus de 28 millions d’inscrits sur les listes électorales. Si le succès était net en rapport au nombre de suffrages exprimés, ce n’était pas un raz-de-marée électoral, loin de là.
Cette réforme conforte la prééminence du chef de l’État, déjà grande du fait de la personnalité du général De Gaulle, tant au sein de l’exécutif qu’à l’égard du pouvoir législatif, qui n’est plus la seule institution représentant directement le peuple. Mais au-delà des aspects institutionnels, nous nous sommes peu interrogés sur les causes de l’adoption de cette réforme qui est totalement intégrée dans notre système politique contemporain.
Avant le référendum de 1962, l’élection présidentielle française était conditionnée aux suffrages d’un collège électoral composé d’environ 82 000 grands électeurs (parlementaires, conseillers généraux, élus municipaux). Ce principe s’inscrivait dans la tradition française de la IIIe et de la IVe République, où le président de la République était élu par le seul Parlement. Vincent Auriol en 1947, puis René Coty en 1954, membre du Centre national des indépendants et paysans (CNIP) et élu du Havre, tous deux présidents sous la IVe République, furent donc, d’abord, les élus des élus, c’est-à-dire principalement du monde des collectivités locales, comme les sénateurs d’aujourd’hui.
De Gaulle a utilisé le suffrage universel dans sa conception plébiscitaire car nombre de ses opposants, y compris dans son propre camp, souhaitaient un modèle plus parlementaire. Le parti du général De Gaulle, l’Union pour la nouvelle République (UNR), avec 35 % des voix au second tour des législatives de 1958 (contre 24 % au CNIP), n’obtint que 198 députés, soit moins que la majorité absolue. Pour pouvoir mener sa politique de gestion de l’urgence, notamment en liaison avec les graves et sanglants évènements d’Algérie, De Gaulle s’appuie donc sur une majorité composite constituée des radicaux, du Mouvement républicain populaire (MRP) et des socialistes. Une fois le problème algérien réglé, son soutien politique s’érode, comme le montrent les résultats faiblissants de sa coalition aux élections cantonales de juin 1961 : le PC arrive premier avec 18,5 % des voix, la SFIO (les socialistes) deuxième avec 16,5 %, l’UNR obtient 13 %, le MRP 10 %. Il n’y a donc pas de force dominante dans le paysage politique.
Les relations entre De Gaulle et le MRP se tendent sur la question de l’Europe : De Gaulle souhaite une Europe des nations, contrairement aux désirs fédéralistes du MRP. Charles De Gaulle s’engage alors pleinement dans sa « politique de grandeur nationale », visant à affermir l’indépendance de la France face aux États-Unis dans le contexte de la Guerre froide. Les ministres MRP finissent par démissionner : le gouvernement est donc de plus en plus resserré sur une UNR de moins en moins forte. En août 1962, le lieutenant-colonel Jean Bastien-Thiry tire sur De Gaulle au Petit-Clamart, dans le sud de Paris. Le président survit et bénéficie d’une vague d’émotion populaire. L’attentat montre que la crise politique n’est pas finie, et justifie donc la présence du général à la tête de l’État. Le 20 septembre 1962, il annonce sa volonté d’inscrire l’élection du président au suffrage universel dans la Constitution dans une allocution télévisée, provoquant ainsi une très grave crise politique.
De Gaulle sent clairement, malgré l’émotion légitime due à l’attentat contre sa personne, son pouvoir s’échapper et il est à mi-mandat. Or, un challenger existe, Antoine Pinay. L’élu du département de la Loire, co-fondateur du CNIP en 1949, devenu ministre des Finances en 1958, a contribué à l’établissement du « nouveau franc », que les Français désignent, plus communément, sous l’appellation du « franc Pinay ». Mais sa mésentente personnelle avec le fondateur de la Ve République et son profond désaccord vis-à-vis de la politique menée par le gouvernement en Algérie française le conduisent à démissionner dès 1960. D’ailleurs, à l’automne 1962, c’est la défection des députés du CNIP qui fait chuter le gouvernement après le référendum visant à l’élection au suffrage universel direct du président de la République et contraint De Gaulle à dissoudre l’Assemblée nationale après le vote d’une motion de censure défiant le gouvernement.
Il ne faut pas oublier que, lors des élections législatives, le CNIP fédéra 24 % des suffrages au second tour et enleva 132 sièges de députés, devenant le deuxième groupe de l’Assemblée nationale, avec notamment l’ancien benjamin de l’Assemblée de 1956, l’ancien poujadiste Jean-Marie Le Pen, élu du Quartier latin.
L’occasion manquée de Pinay ne se renouvellera pas. Sa candidature à l’élection présidentielle (au suffrage universel) de 1965 fut sabotée pour des motifs sur lesquels nous reviendrons mais on peut légitimement penser que, si le mode de scrutin n’avait pas changé, les portes de l’Elysée eurent été grandes ouvertes pour le maire de Saint-Chamond. Le « sage de Saint-Chamond », comme il était surnommé par ses contemporains, fut donc la principale victime de la réforme de 1962. En 1965, l’électorat potentiel de Pinay se divise entre la candidature de Jean Lecanuet pour le « rassemblement centriste » lancé par le MRP et le soutien à Jean-Louis Tixier-Vignancour, cofondateur du Front national pour l’Algérie française et ex-fervent défenseur de l’Algérie française, qui dépasse les 5 % après une campagne dirigée par Jean-Marie Le Pen. D’autres sympathisants, enfin, purent, derrière Valéry Giscard d’Estaing, fondateur de la Fédération nationale des républicains indépendants, rester dans l’alliance majoritaire avec les gaullistes. Délaissant désormais toute ambition politique nationale, Antoine Pinay se consacra à ses mandats de maire de Saint-Chamond jusqu’en 1977 et de président du conseil général de la Loire jusqu’en 1979. Avant l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel en 1979, il représentait également la France au Parlement européen.
Franck Buleux